Adieu à un Gentleman.

 

 

Samedi 28 juin 2003 à midi. Un avion passe rapidement au-dessus de l’Eglise de la Capelle. Il balance ses ailes. Les gorges se nouent. C’est le dernier salut des amis aviateurs à Marcel Merlot. La foule s’écoule lentement du petit cimetière qui entoure l’Eglise. Tous ces gens sont venu rendre un dernier hommage à celui qui venait de partir dans de terribles circonstances. Combien d’entre eux ont les larmes aux yeux ou réellement pleurent un ami perdu ? Nous en étions.


La nouvelle s’était vite répandue. Avec son cortège d’incertitudes et d’interrogations. Marcel s’était écrasé huit jours auparavant en l’ULM sur le site d’Alprech où est installé un terrain d’aviation. Drame épouvantable. Pilote civil éprouvé - il totalisait 2.000 heures de vol - il était habilité à faire des baptêmes de l’air. Sa qualification, disait-il, lui permettait même de piloter le Concorde. L’aviation civile n’avait pas de secret pour lui. Il n’avait rien d’un imprudent, ni même d’un casse-cou. On ne l’est jamais d’ailleurs à 69 ans. Apparemment, il eut un problème technique. Notre société perdait un de ses membres les plus actifs. Nous perdions nous-mêmes un ami d’un quart de siècle. Boulogne perdait un artiste au parcours complètement atypique.

Je faisais la connaissance de Marcel Merlot en 1979. À cette époque surgirent brutalement ce qu’il faut bien appeler des radios illégales. La CIBI avait brisé le monopole étatique des radios transmissions. André Duhamel, récepteur percepteur de Boulogne Nord avait créé Boulogne Fréquence Maritime (BFM). Marcel animait les émissions du dimanche matin. À cette époque, son métier était depuis toujours celui d’accordéoniste. Il animait les soirées. Vie difficile certes qui lui permit cependant de bien gagner sa vie. Sa qualité de jeu était d’une grande classe. Il ne tombait jamais dans le vulgaire ou la facilité. C’était un « classique » qui jouait des paso-dobles, des tangos, des polkas. Il « tournait » avec les grands du patois comme Jean Jarrett ou Ch’Guss qui animaient des soirées de variété ou de théâtre. Milieu du spectacle étonnant et difficile. Marcel n’était pas un homme de compromission. Il exerça ce métier avec passion et dignité. Il composait lui-même en français et en patois. Ainsi sa chanson « Au long des quais » fait partie du répertoire classique des groupes de choristes locaux et de tous les amis du folklore traditionnel boulonnais. Il était devenu un véritable homme-orchestre. Il faisait aussi du « piano-bar » égalant sans conteste les plus connus du genre. Bien sûr sa classe lui permit aussi de fréquenter les plus connus des accordéonistes. Des vedettes comme Yvette Horner ou Adolphe Prince vinrent plusieurs fois à Boulogne pour pariciper aux émissions. Ainsi, Marcel fit aimer l’accordéon au tout Boulogne y compris aux plus récalcitrants dont nous étions. Quel dommage que ce genre de musique ait été remplacé par le bruit assourdissant de la techno ou du Rap.

C’est ainsi que nous devîmes des amis. Il avait en effet réservé un créneau pour l’émission de patois. Pendant sept ans, ce fut un gigantesque fou rire. Cette émission eut un succès considérable. Le tout Boulogne faisant sa toilette du dimanche matin se branchait sur B.F.M. Marcel était d’un humour sans failles ; il avait toujours la répartie, le mot pour rire en douceur. Et ainsi cette émission fut à l’origine de nombreux contacts, de rencontres anodines qui me permirent ultérieurement de rédiger un énorme dictionnaire des patois de la côte d’Opale. Travail qui n’a pas son égal dans tout le domaine linguistique picard (Tome 30 des Mémoires de la Société Académique). Nous nous comprenions d’un clin d’il. Un simple regard permettait de nous renvoyer la balle. D’avance nous savions le moment qui allait déclencher l’hilarité.

En 1985 un groupe d’écrivains recréaient la Société Académique du Boulonnais dont il fut un membre fidèle. Parallèlement il développait une nouvelle passion : celle de l’aviation civile. Il apprit à piloter. Son goût pour la moto lui permettait de se maîtriser.
Gentil, affectueux, doux, souriant, Marcel attirait la sympathie, l’entrain, le goût de vivre. Pourtant le sort ne le gâta pas. Épuisé par ses tournées, il finit par se « ranger » en reprenant la concession d’un grand garage. Et lors d’un essai d’automobile, son épouse Maggy eut un terrible accident de la circulation. Devenue pratiquement sourde, aveugle, et impotente, elle n’avait plus aucun contact avec le monde qui l’entourait, ne reconnaissant plus personne. On peut dire qu’elle connût une agonie de dix-huit mois. Marcel la suivit et la soigna comme une mère peut le faire avec un enfant. Ce fut un long calvaire qu’il accepta avec résolution et une force de caractère peu commune. Tous les jours il était auprès d’elle, restant semblable à lui-même, sans montrer sa peine. A un moment où on est presque toujours bien seul.
Après le décès de son épouse, il se remit brutalement à l’accordéon et à la composition musicale. Il préparait un nouveau disque. Peut-être pour oublier.
Sa passion pour l’aviation l’incita à vouloir raconter l’histoire de l’aéroclub de Boulogne sur mer. En effet, un terrain d’aviation avait été aménagé entre Wimereux et Ambleteuse près du golf. Mais la municipalité avait considéré cette présence comme indésirable. Et après cinq ans de procédures et malgré les efforts d’André Duhamel, le terrain fut fermé en 1982. Les aviateurs étaient alors obligés de voler à partir de l’aéroport de Saint-Omer près de l’Abbaye de Wisques. Mais, en 1989, un groupe de courageux réussit à louer un terrain à Saint-Inglevert près de Marquise. Il y avait là une ancienne piste d’aviation datant de la dernière guerre mondiale. Les travaux entrepris par ces bénévoles étaient tout à fait considérables. C’est cela que voulait raconter Marcel Merlot. Mais de fil en aiguille il s’intéressa à toute l’histoire de l’aviation dans le Boulonnais. Cette région est en effet très riche dans ce domaine. C’était d’abord ces magnifiques plages de Hardelot, de Berck, d’Equihen, pistes d’envol parfaites fournies par la nature. Et pour les ailes volantes du début du XXe siècle les collines de Colembert d’où se lancèrent les premiers pionniers. Mais c’était surtout le « challenge » de la traversée du Détroit de la Manche par les airs. Ce furent les Pilâtre de Roziers, Blériot, Latham. En soupirant, Marcel rappelait que la plupart de ces « fous du ciel » avaient fini par se tuer.

Et ainsi nous rédigeâmes ensemble A tire d’Aile, l’aviation sur la Côte d’Opale. (Tome n° 27 des Mémoires de la Société Académique). Il fit un travail de documentation considérable, qui le mena faire des recherches à La Roche-sur-Yon, et Salon-de-Provence afin de recueillir des témoignages. Et aussi une iconographie particulièrement riche issue de particuliers. Il entra aussi en contact avec le nouveau club qui s’était ouvert trois ans auparavant sur le site de Alprech entre Equihen, Le Portel et Outreau.
En 1939, sur ce site, s’était ouvert l’Aéroport de Boulogne. Lequel fut bombardé trois mois plus tard lors de l’ouverture des hostilités. Bien que seuls les hangars aient été détruits, il ne fut jamais réhabilité en tant que tel. Les installations restantes en furent d’ailleurs récemment dynamitées.


Un club amateur s’installa alors sur le site en 1996. Le groupe nommé Association des Pilotes Boulonnais à Alprech était fort agréable et accueillant. Marcel sympathisa avec ce groupe. Il venait régulièrement à l’aérodrome pour voler et aussi pour faire de Baptêmes de l’air. La Ville du Portel venait d’ailleurs d’acheter un ULM.


Le 22 juin, il faisait son troisième baptême de la journée dans ce petit avion. Il y eut un incident d’origine indéterminée. Il essaya de se poser. Sa vitesse était trop grande. Il repartit. Mais l’appareil semblait désemparé. Et brutalement, il tomba en vrille et s’écrasa d’une hauteur de 150 mètres. Il prit feu immédiatement.
Étrange retour de l’Histoire. Lors de l’inauguration de l’Aéroport de Boulogne en juillet 1939, les as de l’aviation française étaient là pour faire des démonstrations de voltige. Un avion de la Patrouille de France piloté par le lieutenant Tarras s’écrasait au-delà du champ sur lequel étaient parquées les voitures. C’était à cent mètres du lieu où Marcel Merlot trouvait la mort.

Nous ne pourrons jamais oublier la gentillesse de Marcel Merlot, son élégance, sa discrétion, la douceur de sa voix, son sens du contact, son humeur toujours égale, son humour, et la qualité de son sourire.
Tant la Société Académique que sa famille et tous ses amis perdent un homme apprécié de tous.
C’est dans un silence chargé d’émotion que le prêtre terminait l’homélie lors de ses funérailles en citant Saint Exupéry : «
Si tu ne veux pas que ta vie ne dévore ton rêve, fais que ton rêve dévore ta vie » .
Le rêve de Marcel avait dévoré cette vie qu’il aimait tellement.
Pour lui, peut-être est-ce mieux ainsi.

Jean-Pierre Dickès
Président de la Société Académique du Boulonnais.



 

 

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